La data dans le secteur immobilier

Où en est le secteur immobilier sur le sujet de la data ?

Il y a eu récemment des avancées significatives de plusieurs ordres.

D’abord je constate que les PropTech sont sorties du stade de laboratoire ou des nombreux POC (Proof of concept) pour passer à l’échelle. Il en résulte une industrialisation croissante du numérique immobilier. Nombreuses sont les PropTech qui ont levé des sommes conséquentes, en millions et parfois dizaines de millions. C’est donc bien devenu une réalité industrielle opérationnelle, ce n’est plus cantonné au laboratoire. D’ailleurs le programme de soutien financier de la communauté Européenne est très conséquent (voir l’intervention de Dirk Pealinck – Replay Real IT 2022 sur la chaîne Youtube de l’Institut FIDJI).

Autre fait moins visible : il y a eu un momentum de la part des métiers de l’immobilier qui ont décidé d’exposer leurs besoins numériques pour résoudre le biais systématique auquel elles s’exposent. Je m’explique : chaque métier, concentré sur sa performance opérationnelle quotidienne, utilise des données qui ont beaucoup de valeur pour lui. Le biais c’est de croire que ces données ont la même valeur pour les autres métiers qui interviennent également tout au long du cycle de vie du bâtiment. Or dans 90% des cas ce n’est pas le cas. Ce qui revient à dire que tous les métiers regardent le même bâtiment mais avec des lunettes différentes : « et pourtant c’est le même actif immobilier !». Il est indubitablement nécessaire, pour une bonne efficacité en temps réel ainsi que pour une véritable continuité numérique, de partager les données avec les clients et les autres métiers. Mais il faut partager une sémantique commune, c’est-à-dire avoir en commun un dictionnaire de données, semblable à celui de l’Institut FIDJI que Sitowie utilise. Cela permet d’économiser les tâches non productives de collecte-qualification-agrégation des données ainsi que les multiples interfaces informatiques individuelles qui sont très souvent instables et coûtent cher. Une étude récente (2022) de l’ORIE portant sur « L’impact de la data dans l’immobilier d’entreprise » estime le coût annuel des tâches non productives à environ 3,5 €/m².

Mon troisième point concerne les grands propriétaires investisseurs : ils doivent accompagner la trajectoire écologique qui les obligent d’une trajectoire numérique indispensable à la réussite des objectifs bas carbone. Thierry Laroue Pont, Président du Directoie de BNPP RE le disait récemment à Real IT : « La gestion de la donnée est devenue un accélérateur de croissance économique, éthique et sociétale, tout en renforçant l’efficacité opérationnelle…/… Elle nous accompagne dans notre trajectoire écologique. » On le voit avec Sitowie et toute une série de nouvelles offres numériques. Il y a de nouvelles visions qui sortent de la boîte et rendent l’opérationnalité du cycle de vie complet des bâtiments plus en accord avec la trajectoire écologique.

Ces trois points montrent que les choses bougent, même s’il y a encore parfois une réalité opérationnelle de l’informatique qui reste brouillon, un petit coté « bazar digital». L’adoption massive d’une sémantique commune par l’écosystème immobilier, semblable à celle de l’Institut FIDJI avec ses trois dictionnaires va permettre de favoriser une véritable continuité numérique à terme.

Enfin n’oublions un aspect important : face à des marées de données qui ne cessent d’augmenter – pensez à l’IOT (Internet des objets) et à la multiplication des capteurs en temps réels – la plupart des gens se sentent démunis (Etude Accenture Click 2020 et https://thedataliteracyproject.org/humanimpact). Or les données sont capitales pour orienter les décisions stratégiques. Deux attitudes sont possibles : la boulimie malheureuse ou la frugalité heureuse.

La boulimie : on reste démuni donc on va tout collecter, en imaginant qu’on aura un jour un éclair de génie quant à son usage ou qu’une technologie future rendra les données accumulées intelligibles. C’est un vieux discours impuissant. Beaucoup de dirigeants ont dépensé des budgets informatiques conséquents pour posséder d’immenses datalake et autres stockages protubérants sans aucun résultat probant. Ils se sont assis sur un tas de données bruyantes qui sont encore aujourd’hui prisonnières d’une cacophonie insupportable donc inexploitables.

La frugalité : « Je ne vais pas me laisser happer par ces marées de données, je suis incapable de les maîtriser toutes, je me concentre sur mes propres besoins. » Dans ce cas de figure, chacun avance en collectant les données qui sont valorisables pour son métier – on revient à mon deuxième point précédent – et favorisent l’émergence de stratégies numériques efficaces. « En me concentrant sur les données dont j’ai besoin, que j’ai bien identifiées et en prenant le temps de les décrire aux autres, je me libère des tâches non productives (décrites précédemment) ». Au passage les API, qui sont des dictionnaires de questions et de réponses normalisées, facilitent l’adoption des pratiques émergentes de cette nouvelle réalité numérique de l’immobilier.

Quels sont les freins ?

La gouvernance des données, ce que doivent faire tous les métiers de la filière, se trouve confrontée à trois types de freins.

Premièrement, les expériences passées réussies ou ratées. Quand nous sommes confrontés à des contraintes externes, on a toujours le réflexe de regarder dans son expérience passée ce qui a déjà réussi face à une contrainte. Mais la bonne réponse d’hier est souvent inadaptée à la nouvelle contrainte externe émergente. Donc dans 90 % des cas, en ré-utilisant la solution d’hier inadaptée aujourd’hui, on ne fait qu’augmenter le problème. C’est contre-intuitif mais les expériences réussies ne sont finalement pas si utiles que ça. Pour ce qui concerne les expériences ratées, je pense à la citation de Nelson Mandela :« Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ». L’avantage d’une expérience ratée est d’avoir appris, d’en avoir tiré les conséquences et d’éviter de retourner dans les mêmes ornières. Finalement, réussir ce n’est rien d’autre que la permission de continuer.

Deuxième frein, les fausses croyances. Il y a quelques années, la fausse croyance la plus populaire était que le BIM allait être le Saint-Graal de toute la filière immobilère incluant l’exploitation maintenance. Depuis, même la Fédération des Promoteurs Immobiliers a constaté une rupture numérique entre la phase de conception-construction et celle d’exploitation-maintenance des bâtiments. La maquette BIM est un excellent outil pour la phase de production des bâtiments, par pour celle de la détention-exploitation par les propriétaires et leurs prestataires (Voir article Réflexions Immobilières n° XX). Depuis, de nouveaux concepts apparaissent : BOS (Building Operating System), jumeau numérique, etc.

La troisième famille de freins, je l’ai décrit précédemment, ce sont les biais et il faut les éviter. Exposer ses besoins numériques aux autres métiers, comprendre les leurs et développer sa capacité à répondre à leurs besoins pour qu’ils répondent également aux miens, tout cela économise les tâches non productives décrites précédemment et optimise les relations autour d’un même actif.

Comment faire avancer les choses ? Les contraintes comme la plateforme Operat de l’Ademe peuvent-elles aider à bousculer le secteur ?

L’émergence de contraintes réglementaires est une constante dans l’industrie immobilière. On ne sait jamais à quelle sauce on va être mangé avant leur parution officielle mais elles restent incontournables. J’y vois deux conséquences.

La première conséquence est positive : il faut que les acteurs, tous les métiers qui ont des vues différentes du même actif puissent avancer dans la même direction. La contrainte a cet avantage que tout le monde est logé à la même enseigne et avance dans la même direction.
La seconde conséquence est un défaut qui induit sytématiquement une rupture opérationnelle totale ou partielle Je m’explique : les personnes – extrêmement compétentes dans leur domaine – qui travaillent dans les ministères visent un objectif global pour une industrie et détaillent sa mise en œuvre – intelligente mais théorique – pour l’imposer aux métiers. Car n’étant pas les experts des métiers auxquels ils s’adressent, il y a toujours un décalage entre ce qu’ils imposent et la réalité opérationnelle. Donc quand les réglementations sont publiées, elles doivent être appliquées mais la réalité opérationnelle démontre que c’est parfois difficile voire impossible à mettre en place. Ça bloque. Résultat il y a un manque de communication entre la réalité opérationnelle des métiers et la nécessaire réglementation qui permet à tout le monde d’avancer dans le même sens. D’où des points de blocage, des tensions, de nombreux allers/retours entre réalité, faisabilité de la réglementation et atteinte des objectifs visés. Dernier exemple : le report des dates de publication des données sur Operat.

A côté de ces contraintes réglementaires incontournables, avec leurs avantages et leurs défauts, il existe depuis plus de 15 ans des travaux collaboratifs numériques portés par l’ensemble des métiers immobiliers. C’est la mission de l’Institut FIDJI qui a été créé en 2009 par les investisseurs institutionnels et les experts immobiliers pour partager un langage commun d’échange de données pour toutes les parties prenantes. Ainsi, avec la mise en oeuvre d’une seule interface multidirectionnelle d’échange de données utilisant une sémantique stable et libre de droit, vous vous libérez des « trente-six passerelles » individualisées en fonction des outils numériques (SI, logiciels, plateformes) de chaque partie prenante. Ce travail de production d’une sémantique commune, initié et adopté par de nombreux acteurs économiques privés de la filière immobilière doit continuer et augmenter la qualité des relations avec les services publics. Le travail au sein de l’institut doit être utilisé et être utile tant pour les métiers que pour les services publics dans la conception des réglementations.

En quoi la donnée peut-elle contribuer à la performance ? Quels peuvent en être les bénéfices attendus ?

L’étude récente de l’Observatoire Régional de l’Immobilier d’Entreprise (ORIE) fait des propositions au gouvernement pour améliorer la gestion de la data dans notre filière. Cette étude identifie des gains potentiels qui sont loin d’être insignifiants. Et ce n’est pas nouveau car un certain nombre d’études a déjà essayé par le passé de mesurer les gains d’une interopérabilité efficace au sein de notre filière. Je peux en citer au moins trois.

  1. Le NIST (National Institute of Standards and Technology) estimait en 2004 le coût lié au défaut d’interopérabilité dans l’industrie de la construction à 16 milliards de dollars (2% du CA du secteur aux USA).
  2. En 2009, la Fédération Française du Bâtiment a évalué le coût lié au défaut d’interopérabilité pour l’exploitation/maintenance à 2,5€/m²/an.
  3. Une étude de la banque Mazars de 2011 a chiffré le coût lié au défaut d’interopérabilité pour les investisseurs immobiliers à 3,5 €/m²/an.

L’étude de l’ORIE de juillet 2022 sur l’immobilier d’entreprise constate qu’en 2022, le coût de défaut d’interopérabilité pour les investisseurs représente toujours 3,5 €/m²/an. Donc en une dizaine d’années, le coût du manque d’interopérabilité n’a pas diminué. Je pense que cela est lié principalement au volume polyphage c’est à dire à l’augmentation considérable du nombre des données générées. Beaucoup de progrès ont été réalisés, mais on est loin d’être aussi efficaces que l’industrie financière ou l’aéronautique par exemple. Il y a toujours des écarts à combler, des coûts importants liés aux taches non productives, des économies à faire sur les passerelles informatiques. Les technologies comme les API sont porteuses de promesses pour aller chercher les données au bénéfice de décisions stratégiques. Le projet d’un jumeau numérique avec l’ensemble des données réunies au même endroit (pour la totalité du cycle de vie) n’est pas encore opérationnel, hormis dans les films d’hollywood !

Quels sont les facteurs clés d’une bonne gestion de la donnée ?

J’ai déjà dit beaucoup de choses dans mes précédentes réponses. En synthèse il faut tout d’abord se concentrer sur les besoins de son métier, c’est-à-dire prendre le temps de décrire les données essentielles qu’on utilise tous les jours, les exposer aux autres et donc exprimer son besoin clairement. Ensuite il faut écouter les autres métiers avec qui on partage des données et évaluer sa propre capacité à répondre à leurs besoins. Un échange de données implique une relation. Une relation implique deux bouts. Chacun des bouts doit être accessible à l’autre.

Il faut également une sémantique partagée c’est à dire un dictionnaire de données partagé au bénéfice de tous. Il ne faut pas qu’une même donnée soit nommée de manière différente. Donc 1 dictionnaire = 1 sémantique partagée. L’Institut FIDJI travaille dessus depuis plus de 15 ans. Chaque année le périmètre s’enrichit de nouveaux cas d’usages. Chaque donnée identifiée dans le dictionnaire commun possède au minimum trois attributs : le nom de la donnée, le contenu du nom et le format technique attendu du contenu.

Troisième point, il faut faire œuvre de frugalité. Aujourd’hui i y a une foison de projets ESG, un enthousiasme pour la trajectoire écologique. Sauf que le poids carbone mondial de l’informatique est devenu plus important que celui de l’aéronautique (L’enfer numérique, Guillaume Pitron, 2021 Editions LLL). Donc il faut arrêter d’accumuler des tonnes de données que l’on n’utilisera pas, parce que c’est mauvais pour la planète. Tout le monde pense, à tort, que le cloud est immatériel et puisque les données y sont stockées, c’est sans conséquence. Mais le poids en carbone des données qui ne servent à rien est un obstacle à la réalisation des objectifs de la trajectoire écologique qui nous oblige. Il faut arrêter la surconsommation de données inutiles.

Comment imaginez-vous l’évolution du secteur sur ce sujet dans les mois/années à venir ?

L’usage du numérique dans l’industrie immobilière va continuer à s’accélérer. De plus en plus de propriétaires-investisseurs découvrent, expérimentent, apprécient tous les services offerts pas les nouveaux acteurs de la Proptech. Nous assistons à l’industrialisation numérique massive de notre filière. Ce n’était pas le cas au siècle dernier où l’on accumulait simplement de la donnée, souvent coupée de son environnement. Dans les années à venir il y aura des concentrations, de nouveaux entrants, des croissances externes, des plateformes qui vont devenir hégémoniques, tout cela va s’accélérer. Avec en toile de fond une recherche de l’efficacité opérationnelle. Cette mise à l’échelle va continuer, ne serait-ce que parce que la trajectoire écologique nécessite une trajectoire numérique conjointe pour atteindre ses objectifs.